Juge internationale pour des compétitions de renom comme la Brewers Cup ou le Championnat d’AeroPress, Jane Lash est restée la même passionnée qu’à ses débuts, toujours prête à s’émerveiller devant un café de spécialité bien préparé.
Elle partage avec nous son parcours et ce qui fait à ses yeux une belle tasse, mais aussi ce qui se cache derrière Dear Judges, son nouveau projet destiné à vous faire découvrir les cafés de compétition.
Comment as-tu découvert le café de spécialité ?
Avant le café de spécialité, le café était pour moi une boisson amère, et jusqu’à mes 18 ans j’ai bu des genres de latte, des cafés au lait, avant d’avoir des problèmes de ventre. Je me suis alors mise au thé.
Il y a 5 ans, j’ai vu arriver une carafe Hario sur la table d’un coffee-shop et ça ressemblait terriblement à du thé. L’odeur était fantastique. Quand j’ai demandé ce que c’était, le serveur m’a dit que c’était un café filtre, un café d’Éthiopie.
Comme je travaille dans l’informatique depuis de nombreuses années, en Pologne où je vis, j’ai l’esprit analytique. J’ai voulu en savoir plus et j’ai posé pas mal de questions au barista. J’ai commandé un deuxième filtre, et le goût était différent. Je me suis rendue compte qu’il y avait énormément de paramètres, comme l’origine ou la manière de préparer, et que chaque expérience avec le café pouvait être unique.
Après cette découverte, tu veux tout de suite préparer des cafés comme ça chez toi ?
J’ai vite creusé pour en savoir plus. J’ai commencé à acheter des grains de diverses origines et à préparer différentes méthodes, AeroPress ou V60, jusqu’à m’inscrire à une formation SCA aux Pays-Bas, à Utrecht avec Joost Leopold, de Leopold Koffieschool. J’avais acheté un tablier de barista pour l’occasion, j’étais au top ! Et après j’ai continué à apprendre tout en prenant le temps entre chaque cours de m’entraîner et d’intégrer ce que je venais d’apprendre. En tout, il m’a fallu plusieurs années pour être satisfaite de mon niveau de préparation.
C’était important de prendre ce temps entre chaque formation ?
Oui, pour comprendre ce qu’il se passe dans une tasse, c’est important de s’entraîner chaque jour et de maîtriser une chose à la fois. Cela m’a permis d’arriver à chaque nouvelle formation avec beaucoup de questions en tête, et donc d’apprendre encore plus.
Et à chaque nouvel apprentissage, je m’entrainais, comme par exemple pour maîtriser chaque geste, pour être certaine des quantités d’eau que je versais à chaque filtre. Ensuite, ça a été au tour du ratio eau/café, de la taille de la mouture, de la température, et à chaque fois pour différents cafés, différents process pour me poser encore plus de questions.
Bien après, j’ai acheté un réfractomètre. D’un coup, j’ai pu mesurer toutes mes expériences. À chaque fois que j’allais dans un coffee-shop, je goûtais, je prenais des notes, je mesurais le TDS, la quantité de solides dissous dans l’eau. Et puis je vérifiais mes notes, et c’est comme ça que j’ai travaillé une sorte de réfractomètre interne ! Ça, c’est très important quand tu juges une compétition comme la Brewers Cup, ça permet d’avoir les bonnes sensations pour juger efficacement.
À quel moment tu te dis que tu pourrais devenir juge ?
Quand j’ai organisé le premier championnat AeroPress en Biélorussie. J’ai pu goûter tous les cafés et en parlant avec les juges, j’ai compris ce qu’ils cherchaient et que je pouvais aussi le faire. J’ai commencé à juger l’année d’après en Biélorussie, puis en Russie et en Israël.
Là aussi, j’avais besoin de beaucoup expérimenter et tout s’est enchaîné jusqu’à ce que je sois invitée par mes amis de Europrean Coffee Trip, qui réalisaient un documentaire sur l’AeroPress, à juger les Mondiaux de Séoul, en 2017. C’était dingue !
Raconté comme ça, ça a l’air simple ! Est-ce qu’il y a des personnes qui t’ont marquées dans ce parcours ?
Oui, il y a une personne que j’adore et qui s’appelle Nikola, un torréfacteur russe qui m’a beaucoup aidé pour apprendre à juger, que ce soit pour l’AeroPress ou la Brewers Cup, et plus tard pour torréfier. C’est un grand professionnel, avec beaucoup d’idées.
Quand je lui ai dit que je voulais juger la Brewers Cup, il est venu passer deux jours avec moi et il m’a expliqué comment le concours se déroulait. On est allés de cafés en cafés, on a jugé tous les cafés que l’on a bu et il m’a invité à juger la Brewers Cup de Moscou. Là-bas, je me suis rendue compte que mes notes correspondaient à celles des autres juges, j’étais prête à juger plus de championnats.
Qu’est-ce qui te plaît le plus quand tu juges une compétition ?
Parmi les différentes épreuves, j’aime bien juger les compétitions AeroPress et la partie Compulsory de la Brewers Cup, où tout le monde prépare le même café. Pour moi, quand tu es compétiteur tu dois savoir préparer et avoir toutes les compétences pour être à l’aise avec n’importe quel café. J’aime voir que l’on peut faire une belle tasse avec n’importe quel grain.
J’aime vraiment prendre le temps de bien juger, de faire attention à ne juger que la préparation, et non pas le grain ou la torréfaction.
Par exemple, tu peux avoir un mauvais café, mal torréfié, mais si tu arrives à en sortir une tasse propre, que c’est sweet, j’aimerais ton café. Et parfois les gens sont surpris d’arriver en finale quand ils ont très bien préparé un café qui n’est pourtant pas terrible au départ.
Quand je juge, j’aime aussi soutenir les participants même quand ils font des recettes super ridicules (rires). Et puis, bien sûr, quand tu vois le visage des gagnants à l’annonce des résultats, c’est toujours un moment génial !
C’est compliqué de juger une tasse et d’être sûre de ton jugement ?
Je préfère quand la notation est structurée, c’est plus simple. C’est pour cela que même pour les championnats AeroPress, où le jugement est libre, j’amène ma propre feuille de notation, avec un système d’étoiles.
Je me rappelle d’une fois où j’organisais une battle AeroPress. Le propriétaire d’un coffee-shop est arrivé à la dernière minute et a fait une tasse moyenne au 1er tour. En voyant la feuille de notation, il m’a posé des questions et s’est préparé pour le deuxième round. Et là, c’était différent, il avait compris ce qu’il fallait améliorer et a gagné la battle. C’est super important d’avoir de quoi débriefer une tasse, même si ce n’est pas tout à fait le sens de la compétition.
Pour la Brewers Cup, tu as des règles déjà établies, c’est plus simple, mais il faut aussi se calibrer avec les autres juges. Surtout quand tu juges à l’étranger, où tu ne parles pas forcément la même langue et que les personnes n’ont pas les mêmes goûts.
Par exemple, les pays nordiques aiment plus l’acidité que l’Europe du Sud où on préfère souvent les notes de fruits tropicaux, la douceur. En plus des règles, tu dois donc comprendre comment fonctionne le café de spécialité dans le pays dans lequel tu juges.
En tout cas, quelle que soit la compétition, je recherche du sucre, de la douceur, avec des fruits et un peu d’acidité. J’aime les tasses stables, qui s’améliorent en refroidissant et pas celles qui deviennent amères ou aigres. Un bon café, ça doit être stable et aromatique.
La technique t’importe peu ?
Cela dépend de la compétition. Les juges techniques regardent tout, le grammage du café, si tu utilises toute la mouture, tout le lait, si tu as les bons gestes, si tu es rapide pour les différentes tâches à réaliser. Le juge sensoriel, comme moi, ne fait que goûter. C’est deux choses différentes à juger, sauf pour la Brewers Cup ou ce rôle technique est attribué au Head Judge.
Quand tu juges l’expérience sensorielle, tu te base sur le goût uniquement. Je ne suis personnellement pas très pointilleuse sur la technique, si tu as 1 gramme d’eau de trop ou de moins pour ta préparation, je ne pense pas que ce soit si grave que cela. Pareil pour le niveau de la mouture, le lit de café n’a pas besoin d’être parfaitement plat pour réussir une super tasse de mon point de vue.
Est-ce qu’il y a une chose que tu aimerais changer dans ces compétitions ?
La plupart des compétitions sont déjà bien faites, je pense. Certaines sont très compliquées à organiser comme les compétitions de torréfaction, qui coûtent chères. Mais la Brewers Cup, je l’aime comme ça, j’aime la feuille de notation. J’aimerais simplement que les juges notent parfois plus franchement, sans hésiter à mettre de très bonnes notes quand c’est bon. Cela serait plus compréhensible pour tout le monde, à commencer pour les nouveaux juges.
J’aimerais aussi te parler de la Comandante Cup, qui a une ambiance aussi cool que les compétitions AeroPress, sans avoir besoin de se préparer pendant six mois. Dans le premier round de la Comandante, c’est la V60, ensuite l’AeroPress. Pour moi, gagner une compétition AeroPress ne représente pas autant que de gagner la Comandante, car elle veut dire que tu maîtrises mieux l’extraction et les différentes méthodes.
Aussi, avoir des ligues différentes, comme au football, ça pourrait être intéressant ! Si on parle de la Brewers Cup, c’est assez fermé. Le niveau est très haut et peut faire peur, il faut aussi des cafés très chers et difficiles à trouver. Alors que ça pourrait être sympa de ne pouvoir utiliser que du café disponible chez un torréfacteur local, pour les moins expérimentés. Et le gagnant de cette mini Brewers Cup pourrait aller se frotter aux autres compétiteurs dans la Champion’s League !
C’est parce que tu regrettes l’accessibilité des compétitions que tu as créé Dear Judges ?
En effet, c’est quelque chose que j’essaie de faire avec Dear Judges. Je torréfie moi-même des cafés de compétition, que j’achète en petites quantités, en direct avec les fermes comme on l’a fait avec Abu Coffee au Panama. Dès que j’ai la possibilité d’acheter 1, 2 ou 3 kilos, je le fais.
C’est chouette de donner la possibilité aux gens de goûter ces cafés, sans en faire un business mais plutôt une opportunité de communiquer et de discuter avec des producteurs, des passionnés de café.
La seule personne que je connaisse et qui réussit à faire un business avec ce genre de cafés, c’est Joachim Morceau de Substance Café, à Paris. J’adore ce qu’ils font et vous avez de la chance de les avoir en France ! Après tout, si certains sont capables de mettre 100€ dans une bouteille de vin, pourquoi pas mettre 30€ dans un paquet de café ?
En tout cas, je voudrais que plus de gens goûtent ce à quoi les juges ont accès pendant les compétitions, mais aussi que les juges eux-mêmes accèdent à ces cafés toute l’année pour se tenir au niveau et savoir comment juger, par exemple certaines fermentations qui changent énormément la structure de la tasse, de l’acidité d’un café.
Pourquoi tu n’as jamais souhaité travailler dans le café de spécialité ?
Dans mon “vrai travail”, j’accompagne des entreprises en tant que consultante, alors j’ai une approche assez analytique du business. Dans le café de spécialité, l’offre est bien plus forte que la demande. Si tu veux te lancer dans le café de spécialité, je pense que tu dois jouer “all-in”, et je suis plus à l’aise de faire tout ça à côté de mon job.
J’ai trouvé ma place dans le café de spécialité en tant que juge, en organisant des événements et en souhaitant faire découvrir le café de spécialité à un maximum de gens. Je pense apporter beaucoup plus comme ça qu’en étant barista ou en tenant mon coffee-shop, parce que d’autres le font déjà très très bien.
Les compétitions me permettent déjà de voyager avec le café, ma famille en est très heureuse et ça me va comme ça. J’essaie d’apprendre toujours plus, de partager, j’aime cette communauté et avec mon job, j’ai les compétences pour organiser des choses assez facilement. Je ne serai pas aussi compétente en tant que patronne de coffee-shop. C’est plus facile pour moi de gagner de l’argent à côté et de pouvoir le dépenser dans le café de spécialité !