Arnaud Causse est un producteur de café installé en Equateur. Il y possède 2 fermes, Las Tolas et Las Terrazas del Pisque. La particularité de cette dernière ? Elle est en plein désert. Et il en fallait plus pour décourager cet agronome passionné !
Bonjour Arnaud, comment es-tu arrivé en Equateur pour cultiver du café ?
J’ai découvert l’Equateur à la fin des années 80, après plusieurs années d’études en agronomie et de recherches pour le CIRAD. J’avais déjà effectué un voyage au Costa Rica pour mon mémoire de fin d’études, et puis d’autres au Congo et au Gabon pour du volontariat, à une époque où l’on n’hésitait pas à rentrer méchamment dans la forêt pour faire des plantations industrielles de café.
On m’a proposé d’aller en Equateur pour monter des projets sur la base de ce système, avec des plantations sur plusieurs dizaines, plusieurs centaines d’hectares. Ça, c’était en 1989. L’année où les Etats-Unis se retirent de l’Accord International du Café. Les cours se sont complètement effondrés, on ne parlait pas encore de café de spécialité et tout dépendait de la Bourse. Je suis quand même resté pendant deux ans, mais au lieu de faire du café j’ai monté une production de fleurs.
Tu aurais pu arrêter le café ?
Oui, mais je suis ensuite reparti en Afrique. Au Rwanda, au Cameroun, à Sao-Tomé et Principe, en Guinée Equatoriale. J’ai été embarqué sur un projet très important de développement en Guinée-Conakry, dans la forêt d’où est partie l’épidémie d’Ebola. C’était aussi la guerre au Libéria et au Sierra-Leone. Et nous, on était juste à la frontière. C’était une expérience plutôt épique.
Je suis alors allé en Amérique du Sud, au Salvador, où j’ai participé au montage de l’Association des Cafés Spéciaux du Salvador. Mon projet, qui était un projet de l’Union Européenne, aurait du sens aujourd’hui. Il s’agissait de faire du café naturel de qualité. Mais ce n’était pas du tout rentable. On a alors fondé la coopérative La Palma avec d’anciens combattants du front Farabundo Marti, sur la frontière avec le Honduras. Tu en as peut-être déjà entendu parler, ils ont souvent brillé lors des Cup of Excellence. C’est après ça que je suis finalement revenu en Equateur.
C’est à ce moment que tu montes ta première ferme, Las Tolas ?
J’ai d’abord travaillé aux Galapagos, à partir de 1995, sur une plantation de café abandonnée depuis 100 ans. J’avais déjà identifié l’Equateur comme une origine vraiment intéressante. Le passage au Salvador m’a permis d’apprendre beaucoup sur la dégustation et la découverte de cafés vraiment typés.
J’ai alors débuté ce qui commençait aussi en France avec les AOC, c’est-à-dire déterminer les critères qui permettent de trouver le terroir idéal pour produire du café. C’est à ce moment que je détermine qu’à Las Tolas, cette forêt très humide du Chocó Andino, les conditions idéales d’altitude, d’insolation et de sol sont réunies. Et donc, je décide d’acheter des terrains à cet endroit pour produire du café.
J’ai d’ailleurs été assez vite vu d’un bon oeil par les locaux, en participant à la reforestation et à la régénération de cette zone. L’idée était de réhabiliter des pâturages d’abord prévus pour la culture de la canne à sucre. Je pensais que cette forêt viendrait se mêler à ma plantation et lui apporterait l’ombre dont elle a besoin, mais ça a été plus compliqué.
Pourquoi l’ombre est importante pour les caféiers ?
La qualité du café dépend beaucoup du temps de maturation, entre la floraison et la récolte. Sur des zones basses, sans ombrage, tu es entre 6 et 7 mois de maturation. À Las Tolas, tu es à 8 mois et demi, 9 mois. L’ombrage permet une plus longue maturation, ça favorise la formation de précurseurs d’arômes. Et je m’étais dit qu’en plantant des arbres sur ces pâturages avec des caféiers dessous, alors la forêt historique viendrait s’y mêler, s’étendre et intégrer mes caféiers dans son écosystème.
Las Tolas a assez vite bien tourné, mais je me suis aussi vite dit que je m’étais planté. J’ai pensé que je pouvais me servir de la canopée pour connecter ma plantation à la forêt, par le haut. Pour cela, j’ai donc planté beaucoup d’arbres d’ombrage. Mais la forêt originelle n’est jamais venue se mêler à ce que j’avais créé. Elle a tout repoussé, systématiquement.
Alors aujourd’hui, j’essaie de tout connecter par les racines, pour que les racines de mes caféiers et celles des autres arbres échangent entre elles. Il va encore me falloir 20 ans pour savoir si j’ai réussi. Si je faisais ça pour l’argent, ça ferait longtemps que j’aurais abandonné ! Si tu crois pouvoir exploiter et gérer des ressources sauvages, tu risques fort d’être déçu !
C’est suite à cette découverte que tu montes Las Terrazas del Pisque, en plein désert ?
Oui, en plein désert, avec l’idée que la meilleure façon d’intégrer des caféiers dans une forêt, c’est de créer soi-même la forêt. À un endroit où il n’y a pas de forêt luxuriante comme à Las Tolas. À Terrazas del Pisque, la végétation est habituée aux conditions arides, et comme je cherche une synergie avec les plantes originelles, notamment ces acacias très épineux, il a fallu irriguer le terrain pour diversifier la vie sans que les plantes originelles ne disparaissent.
Comment fais-tu pour amener cette eau en plein désert ?
Sans irrigation, c’est impossible de cultiver du café. L’eau arrive depuis une rivière à 4 kilomètres de la plantation. Le système d’irrigation existait déjà quand je suis arrivé, il est constitué de canaux de 80cm de haut, creusés à travers la montagne sur plus d’un kilomètre. Je pense qu’il date de la conquête espagnole. C’est assez récent, parce que les Incas avaient assez de place pour vivre ailleurs et n’allaient pas s’emmerder à aller dans un endroit comme celui-là.
La difficulté, quand t’es dans un désert, c’est d’éviter l’évaporation de l’eau du sol. Pour ça, on doit couvrir le sol au maximum avec de la matière organique que l’on fait produire par des espèces d’arbres à croissance rapide et qui perdent vite leurs feuilles.
Même si on a l’impression que c’est un truc de hippie, c’est beaucoup plus technique que l’agriculture chimique traditionnelle. La réussite d’un projet comme Terrazas Del Pisque dépend énormément des capacités d’observation des gens sur place pour reproduire les choses qui marchent. Les résultats obtenus sont beaucoup plus valorisant qu’avec un modèle classique.
Pourquoi les caféiers sont-ils mieux acceptés à Terrazas del Pisque qu’à Las Tolas ?
Accepter ou rejeter les caféiers, c’est une façon de parler. À Las Tolas, la forêt n’a pas besoin de caféiers. Le café, en soi, n’est pas non plus bénéfique à Las Terrazas del Pisque. La vie sur place considère simplement qu’elle a moins de difficulté à trouver des nutriments et à avoir de l’eau grâce à nos actions pour produire du café.
C’est un véritable système, dans lequel les arbres originels sont aussi une chance pour les caféiers. Comme ils sont allés puiser très profondément dans le sol pour s’hydrater, ils ont des racines verticales, qui n’entrent pas en concurrence avec celles des caféiers. Surtout, ces racines remontent des nutriments qu’on ne trouve pas initialement dans la partie superficielle du sol.
Et apparemment, ça marche ! Voilà 6 ans qu’on travaille le sujet et que l’on produit de très bons cafés avec beaucoup d’arômes !
De l’eau et des arbres accueillants. C’est la recette miracle pour produire du bon café ?
L’altitude joue aussi beaucoup, autant que l’ombrage. Parce que l’autre facteur pour des cafés plein d’arômes, c’est le delta thermique, la différence de température entre le jour et la nuit. À 2100 mètres d’altitude, dans les Andes et sans couverture nuageuse, on passe à Las Terrazas del Pisque de 8 ou 9° la nuit à près de 40° la journée. Cette différence de température favorise la saccharose, du sucre doux que tu retrouves ensuite dans le grain.
Je pensais pourtant que de trop gros écarts de températures étaient mauvais pour les caféiers ?
Alors oui… Dans ces conditions, le caféier a une croissance limitée, il s’arrête à la moitié de sa croissance normale. Mais je parle là de ce qu’il faut pour une bonne récolte, pour avoir une concentration de sucre dans les grains de café qui te donne une superbe tasse.
Il faut que je précise que les écarts de températures ne sont pas aussi grands que ceux que je viens d’évoquer en réalité. Ils sont diminués par la couverture végétale extrêmement dense qui réduit l’impact des hautes températures. Vu du ciel, avec un drone, tu ne vois pas les caféiers. Et avec l’irrigation, ce stress est encore diminué.
Tout cela réuni nous permet de cultiver toute l’année. Les maladies sont embêtantes par contre. Lorsqu’il n’y a plus de fruits sur les arbres, les maladies ont du mal à reprendre. Mais pour nous qui produisons toute l’année, on doit composer avec. On traite nos caféiers à Las Terrazas del Pisque avec des champignons, et des huiles essentielles que l’on produit sur la ferme et que l’on utilise comme fongicides ou antiseptiques. Aujourd’hui, ça me rend malade de voir quelle agriculture j’ai pu pratiquer à mes débuts quand je vois tout ce que la nature est capable de faire.
Est-ce qu’il y a des variétés qui vivent mieux à Terrazas del Pisque qu’à Las Tolas ?
Quand je suis arrivé à l’un ou l’autre endroit, il n’y avait pas de café. J’ai commencé par planter des variétés à Las Tolas, que j’ai replanté à Terrazas. Après quelques années, je m’aperçois que certaines variétés sont en effet plus adaptées à l’une des deux plantations. D’ailleurs je ne l’ai pas encore dit, mais les deux fermes, où les conditions de vie sont radicalement opposées, ne sont distantes que de 30 kilomètres !
Les variétés types d’Ethiopie, comme les Heirloom ou les Bourbons, sont plus à l’aise dans des conditions sèches et se plaisent bien à Terrazas del Pisque. Les Geshas ont plus de mal, car ils sont plus adaptés à des conditions humides. J’ai aussi du Java, mais j’ai du mal sur les deux plantations. Ce café est peut-être trop sensible aux maladies. Par contre tout ce qui est Caturra ou Pacamara se développe mieux à Las Tolas qu’à Terrazas del Pisque.
Après, on a toute une série d’hybride, dont la variété Las Tolas que l’on a créé et qui pousse deux fois moins vite à Terrazas del Pisque. Les résultats sont intéressants mais encore trop approximatifs.
Parlons maintenant du Sidra que j’ai la chance d’avoir goûté. Qu’est-ce qui en fait une variété de café particulière ?
Quand tu goûtes les cerises de Sidra, c’est incroyable, en sucre et en goût, un peu comme les Geshas. La principale caractéristique de ce café, c’est le goût de figues bien mûres que tu as du mal à retrouver sur d’autres variétés. J’en avais à Las Tolas et je me suis dit qu’il y avait quelque chose d’intéressant à essayer à Terrazas del Pisque.
Quand on essaie de planter une variété, est-ce que le résultat est prédictible ?
Non, c’est complètement empirique ! Le temps entre le moment où tu plantes un arbre et celui où tu peux déguster une tasse, c’est 5 ou 6 ans. Si tu es satisfait et que tu décides de planter d’autres arbres, alors tu passes à la vente 10 à 12 ans plus tard. Même s’il y a tout un background scientifique pour planter une variété, c’est aussi beaucoup d’empirisme à faire les apprentis sorciers.
Aujourd’hui, on oublie quand même qu’un caféier met plusieurs années à produire ses cerises, et qu’une fois planté c’est pas facile à enlever pour replanter une autre variété, si la variété tombe un peu dans l’oubli.
En tant que producteur, on est soumis à la vitesse des baristas et des torréfacteurs qui veulent toujours proposer des nouveautés. Et à la vitesse du café. Au-delà des variétés, il y a certains effets de mode que nous ne pouvons pas suivre au niveau du calendrier agricole. Surtout quand tu travailles comme nous sur des sols complètement dégradés que l’on réhabilite.
Avec le recul, à quel moment as-tu le déclic pour aller vers ce genre d’agriculture ?
Je ne peux pas dire avoir eu un déclic. La démarche, ça a plutôt été de capitaliser sur mon savoir, mon expérience. J’ai été chercheur, et j’ai fait du conseil. J’ai commencé à une époque où il n’était pas question de laisser parler le paysan. Globalement, on leur disait ce qu’il fallait faire, sans prendre en compte leurs contraintes ou leur rapport à la terre.
Il y a un moment où je me suis demandé pourquoi ne pas le faire moi-même. Je me suis dit “si ce que je prêche en vaut vraiment la peine, alors je dois pouvoir le faire”. Au fil de ma carrière, j’ai fini par me dire que le principal atout, pour faire de l’agriculture, c’est d’écouter le planteur, de comprendre et de lever ses contraintes. Et là, tu comprends que ce n’est pas si facile !
À force d’observation, j’ai aussi pris conscience de ce qui attend notre planète si on ne sort pas de la vision imposée par les lobbies phytosanitaires et pétrochimiques. Pour eux, un agriculteur syntropique comme moi est juste un hippie sur sa petite parcelle. Mais moi je travaille sur du vivant, ce qui est bien plus dur à appréhender que lorsqu’on travaille sur une molécule. Je pense être très loin de ce que les gens imaginent quand ils pensent à l’agriculture régénérative. Mon but, c’est d’aller vers une dépendance zéro à tout intrant extérieur à mes forêts. Si j’arrive à atteindre cette autonomie, je pourrais considérer que j’aurais vraiment réussi quelque chose dans la vie !
Ton but serait-il de faire plutôt de la bonne agriculture que du bon café ?
C’est les deux ! Tu ne peux pas faire de bon café si tu ne t’éclate pas comme agronome. Le café de spécialité, c’est génial, quand tu vois tout le travail d’agriculture se transformer en une sensation complètement hédonique, en plaisir à consommer le produit. C’est extrêmement valorisant !