Il y a cinq ans, Nestor Lasso et son frère Adrian ont repris la ferme familiale et se sont lancés dans le café de spécialité et les expérimentations plutôt que de cultiver le café comme leurs parents. Aujourd’hui, à 22 et 24 ans, les deux frères se sont associés à Jhoan Vergara, aussi enfant de caféiculteur, pour créer El Diviso.
El Diviso rassemble les deux fermes familiales, El Diviso (Nestor et Adrian Lasso) et Las Flores (Jhoan Vergara), à deux pas de la ville de Pitalito, dans la région de Huila en Colombie.
C’est avec le chant des oiseaux de la ferme en bruit de fond que je me suis entretenu avec Nestor et Jhoan, installés dans les bureaux de El Diviso. Accompagnés par Pierre, fondateur de CATA Export, pour la traduction en direct, les deux producteurs racontent comment ils ont transformé leurs fermes pour produire du café de spécialité et devenir des modèles pour les caféiculteurs colombiens de leur génération.
Vous venez tous les deux de familles de caféiculteurs ?
Nestor : Oui, en ce qui me concerne j’ai grandi dans une vereda (lieu-dit, ndlr.) qui s’appelle Normandia, à côté de la ville de Pitalito au sud de la région de Huila. J’ai toujours grandi à la ferme et depuis que je m’en souvienne, la région a toujours été une zone caféière.
Jhoan : Moi, j’ai grandi dans la ferme familiale à l’Acevedo, sur les hauteurs de Pitalito jusqu’à mes 6 ans. Je suis ensuite allé vivre à Pitalito puis je suis revenu à la ferme quand j’avais 15 ans.
Qu’est-ce que c’est, de grandir dans une plantation de café ?
Nestor : C’est vraiment différent de ce que vous connaissez en Europe ou dans les grandes villes, c’est une enfance très saine. Ici, tout le monde se connaît et c’est hyper sûr. Les souvenirs que j’ai de mon enfance, c’est de jouer dans la nature, jouer à cache-cache dans les caféiers et cela en toute sécurité. J’ai toujours été super heureux d’être ici.
Jhoan : C’est un rythme de vie différent, que l’on partage entre jouer avec les autres enfants et donner un coup de main à la ferme pour apprendre la caféiculture, dans l’idée de reprendre la ferme des parents ensuite.
Les enfants de caféiculteurs sont-ils nombreux à vouloir reprendre la ferme familiale en Colombie ?
Nestor : Non, c’est ce qui s’est passé pour nous mais c’est vraiment pas courant à cause du niveau de vie auquel un producteur de café peut aspirer en Colombie. En général, être producteur de café est mal payé et ce n’est pas très attractif. La seule chose qui permette aux producteurs de ne pas mourir de faim, c’est de manger les fruits et légumes produits sur la ferme. En terme de biens matériels, on n’a accès qu’au strict nécessaire. Beaucoup de jeunes préfèrent donc aller en ville trouver un job de bureau ou un travail moins dur physiquement parce qu’ils pensent que le café n’en vaut pas la peine.
Jhoan : Nous, on a vu les choses différemment. Plutôt que de voir ce travail comme l’ont pratiqué nos parents, on a voulu être la génération qui innove pour progresser. Mais la majorité des enfants de caféiculteurs en Colombie ont l’image du paysan traditionnel, qui vit dans la pauvreté. Il n’y a pas vraiment de source d’inspiration.
Quel a été le déclic pour vous ?
Nestor : Au-delà de ce qu’apporte le café de spécialité économiquement, j’ai toujours eu une passion pour la production. Quand je me suis rendu compte que le café de spécialité offrait une réelle possibilité de développement économique, et qu’en plus je pouvais développer mes connaissances sur la production de café, et notamment les process, je me suis mis à fond là-dedans.
Jhoan : Pour moi, le déclic s’est fait quand j’ai commencé à cupper, à voir que certains process donnent certaines notes aux cafés, de voir aussi sur les réseaux sociaux chez quel genre de torréfacteurs vont les cafés de spécialité… en fait, le déclic pour me lancer dans le café de spécialité a été de me rendre compte de l’impact que peut avoir ce qui sort de nos fermes en pays consommateur, et de l’impact que cela peut avoir sur ma famille. M’investir dans le café de spécialité aujourd’hui permettra à mes frères et mes enfants de reprendre une ferme économiquement stable.
Nestor : C’est sûr que les réseaux sociaux nous permettent de voir qui achète nos cafés. Ils nous permettent aussi de voir comment le café de spécialité est marketé en Europe. Avec ça et les clients qui viennent nous rendre visite, on comprend mieux le marché européen et ce que représente le café de spécialité en pays consommateur.
Comment faire pour transformer une ferme traditionnelle en ferme de café de spécialité ?
Nestor : La première chose a été d’apprendre à cupper pour contrôler la qualité de ce qui est produit et de comprendre l’impact des process et ce qu’ils améliorent ou non en tasse, et bien sûr s’adapter à ce qui plaît ou non chez les clients.
En ce qui concerne la gestion de la ferme, il a fallu revoir tout ce qui concerne l’hygiène et la propreté, surtout là où on transforme le café après la récolte.
Ça n’a pas toujours été évident de remettre en cause 30 ans de pratiques agricoles, surtout en étant jeune et sans expérience. Mais ça s’est fait petit à petit, et aujourd’hui ça fait 5 ans que j’ai repris la ferme de mes parents.
Jhoan : Et enfin, on a fait énormément de tests et d’expérimentations, pour voir ce que devient un café qui fermente, ce que ça change si on travaille la fermentation dans un bac en plastique, dans un sac ou dans une baignoire remplie d’eau par exemple.
Comment vous est venue l’idée de vous associer avec Jhoan ?
Nestor : Moi et Jhoan, on s’est rencontrés à l’école publique, le Sena, où on a tous les deux suivi un programme consacré au café de spécialité. On est d’abord devenus amis et puis on a monté notre société. Nos frères s’occupent des process et du contrôle qualité. Moi et Jhoan, on est plutôt sur la partie commerciale de la ferme. Après s’être assurés que les cafés sont bons en vérifiant toutes les étapes de la production, on fixe les prix.
L’idée est venue quand on s’est rendus compte que toutes les variétés de nos fermes respectives et les différentes compétences que nous avions développées allaient nous permettre d’être encore plus forts. Même si on produit nos cafés tous les deux sous le nom d’El Diviso, il s’agit bien de deux fermes avec différentes parcelles.
Je ne savais pas qu’on pouvait apprendre la production de café de spécialité à l’école.
Nestor : Ici c’est possible. Le programme que nous avons suivi est financé par l’Etat colombien et aujourd’hui, ce programme est reconnu comme la meilleure école de caféiculture d’Amérique latine.
On a beaucoup appris au Sena, moi et Jhoan. Toutes les bases théoriques, la science de la transformation du café… tout y est enseigné. Mais la réalité du métier de producteur de café, c’est sur le terrain qu’on l’apprend.
Aujourd’hui, quelle est la réalisation dont vous êtes le plus fier ?
Nestor : Il y a 1 an, on a réussi à obtenir une méthode de fermentation que l’on considère encore aujourd’hui comme propre. On a beaucoup expérimenté à partir des concepts généraux enseignés à l’école, mais il a fallu un peu de temps pour expérimenter avec plus de précision et avoir une meilleure idée du comportement de nos cafés.
On s’est rendus compte qu’il y a une vraie différence en tasse quand on fait fermenter le café en gardant toute la cerise. On a fait énormément de tests de fermentation, avec des fermentations très longues. On a testé comme des fous. Mais plus on poussait la fermentation, et plus on retrouvait des grains morts. Alors on s’est dits que la méthode était bonne, mais qu’il fallait mieux la contrôler. On a modéré le temps de fermentation jusqu’à 180 heures pour arriver à une qualité en tasse dont on est fiers.
On s’est aussi rendus compte que cette technique ne fonctionne pas sur toutes les variétés de cafés, comme le Bourbon Jaune. Par contre, celle sur laquelle cette fermentation de 180 heures fonctionne le mieux, c’est sur notre Bourbon Rose, que l’on produit aussi en lavé, naturel ou honey.
Est-ce que votre réussite a fait naître des vocations chez d’autres jeunes de Pitalito ?
Nestor : Oui, c’est sûr. Beaucoup de caféiculteurs viennent aujourd’hui nous demander des conseils, ils veulent savoir comment fonctionne la partie mercantile de la production de café.
El Diviso crée beaucoup d’engouement et de curiosité, notamment grâce à ce processus de fermentation en 180h, que l’on arrive à répliquer de manière hyper stable.
Après, il ne faut pas oublier que le prix du café est très haut en ce moment. Beaucoup de gens veulent savoir comment on travaille, mais on repère assez vite les gens vraiment motivés à produire du café de spécialité, qui viennent nous poser des questions pour apprendre avec nous, et ceux qui ne voient là-dedans qu’une opportunité passagère pour gagner de l’argent.
Qu’est-ce qu’il manque pour motiver encore plus de jeunes à se mettre au café de spécialité ?
Nestor : Ce qui fait vraiment la différence, c’est la passion que le producteur peut avoir pour le café. Si tu n’es pas passionné naturellement, tu n’auras jamais le truc.
Certains caféiculteurs ici ont beaucoup d’argent parce qu’ils ont beaucoup de terres et les meilleures machines possibles. Mais le café de spécialité ne les intéresse pas, ils ne voient pas l’intérêt de changer parce qu’il ne sont pas aussi passionnés que nous pour le café.
Une autre chose aussi, c’est le changement climatique qui rend les choses plus compliquées. On voit disparaître des zones de basse altitude où il était possible de produire du très bon café, et à l’inverse des zones de montagnes où il faisait trop froid sont maintenant des zones propices à la production de café de spécialité. Mais nous, dans nos fermes de Pitalito, on a encore la chance d’être épargnés par ces changements.
Les cafés que vous produisez à El Diviso sont-ils bus en Colombie ?
Nestor : La consommation de café de spécialité a beaucoup changé ces dernières années dans le pays. Il y a peu, les Colombiens ne buvaient que les sous produits du café, tout ce qui ne pouvait pas être exporté. Mais les gens d’ici ont pris conscience que le café est un produit beaucoup plus noble qu’il n’y paraît. De nombreux producteurs gardent aujourd’hui une partie de leur récolte pour le torréfier eux-même et le boire chez eux. Tout l’engouement autour du café de spécialité a vraiment amené une autre manière de voir le café.
Pour autant et même si les choses changent en Colombie, le pouvoir d’achat des Colombiens ne suit pas pour acheter un café de spécialité. Si le café de spécialité est de plus en plus bu en Colombie, il ne s’achète pas au même prix qu’en Europe, alors c’est toujours plus intéressant pour une ferme comme la nôtre de continuer à vendre sur le marché qui paye le meilleur prix, comme le marché européen ou asiatique.